Mais les livres restaient sa grande passion. Il en avait des centaines, qu’il dévorait avec le plus grand plaisir. Il écrivait aussi, dans un style admirable. Mais d’où tenait-il donc ce don ? De ses ancêtres ? De ses lectures ? Sans doute des deux à la fois.

            Il avait prévu pour sa retraite d’apprendre la reliure de livres. Le sort en décida autrement.

            Chez lui, il montrait tantôt un front soucieux au dîner et ne disait pas un mot – quand sa journée de travail avait été par trop éprouvante – tantôt un visage heureux de se retrouver avec toute sa petite famille.

            Tous les soirs, on le trouvait au salon écoutant sa musique classique préférée et lisant son journal. C’était sa seule détente de la journée.

            Avec sa femme et ses enfants, il était adorable. Un peu trop autoritaire quand même – il avait les défauts de ses qualités. Il avait pour sa fille une préférence – et sa femme pour son fils – depuis sa plus tendre enfance, et même une indulgence coupable. Il lui passait tout, sauf ses éventuelles mauvaises notes en classe car il ne plaisantait pas avec la scolarité.  Il la dorlotait,  la cajolait, comme jamais un père ne le fit pour son enfant. Elle, béate devant ce père merveilleux, lui rendait pleinement son amour.

Le soir, au lieu de rester dans sa chambre, elle poussait doucement la porte du vaste salon et s’asseyait sans un mot. Un sourire rayonnant illuminait alors le visage de son père. Ces quelques heures en tête à tête avec elle étaient son plus grand bonheur. Ils n’avaient pas vraiment besoin de mots pour se comprendre tellement l’entente était forte.

            Attentif au bien-être, à la santé et à l’instruction de sa progéniture, il envoyait chaque année ses deux chérubins un mois en Angleterre et deux semaines aux sports d’hiver. Il était prêt à tous les sacrifices pour eux.

            Il avait même fait construire une maison en grande banlieue parisienne pour que ses enfants, encore petits, profitent le week-end et pendant les vacances de la nature et du bon air de la campagne. A cette époque, on n’accordait pas de prêt bancaire pour les résidences secondaires. Il a dû régler comptant le terrain et la maison, ce qui représentait un gros effort financier de sa part.

            Lorsque ses enfants furent en âge d’aller étudier en faculté, il leur mit le marché en mains : il était prêt à leur payer autant d’années qu’ils voudraient en fac à condition d’avoir de bons résultats. Voilà qui vous stimule dans vos études…

            Il avait projeté de prendre sa retraite à l’âge de soixante ans. Le sort en a voulu autrement : il est mort en service, d’un cancer qui l’anéantit en six semaines. Il n’aura jamais appris la reliure de livres…

            Il laissa sa femme et ses enfants effondrés. Trente ans ont passé… Le souvenir et le chagrin sont restés, intacts.

Je dédie ces lignes à ta mémoire, toi, papa.